Arthez d’Asson : la maison du crime
Histoire de la maison Lareu : l’article de J.-B. Laborde (1923) et autres récits
L’assassinat de Jacques de Boyer
« Quand on remonte la pittoresque vallée de Louzom, après avoir dépassé Arthez-d’Asson, à quelque distance du vaste enclos qui entoure le château d’Angosse, on aperçoit à gauche, sur le bord de la route de Ferrières, une modeste maison qui, avec ses pignons en escaliers, présente quelques particularités architecturales de caractère ancien : sur le linteau de la porte, on lit une vieille inscription en béarnais et un millésime. C’est la maison Lareu […] »
J.-B. Laborde [1]
Sur le linteau de la porte, une date (1579) et la devise de l’auberge Lareu :QVI AYE BOQVA AGE BORSA
(celui qui a bouche, qu’il ait bourse)
À Arthez-d’Asson, la « maison Lareu », est restée dans les mémoires comme la « maison du crime » – le « crime des seize », nous dit Christian Desplat [3]– l’auberge où fut fomenté l’assassinat de l’abbé de Sauvelade.
L’histoire est connue : le 25 octobre 1663, Jacques de Boyer, abbé de Sauvelade, était assassiné en Béarn, ainsi que son aumônier, Bernard de Barboutan, dans sa demeure de la « grange » de Capbis. Seize assassins, mandatés par les communautés de Bruges, Asson et Louvie-Juzon, perpétrèrent ce crime avec une rare sauvagerie.
Parmi ces seize assassins, le chanoine Laborde distingue Joandet de Lareu, le gendre de la maison Lareu, qui fut le seul condamné exécuté après le procès qui suivit le meurtre. Il nous narre l’histoire de la maison Lareu – et d’Arnaudine de Lareu, nourrice d’Henri IV – maison devenue une auberge « bien achalandée » près de la forge d’Asson, le meurtre de l’abbé de Sauvelade et la longue traque qui aboutit à la capture de Joandet de Lareu …
Un bel et long article, très documenté, fourmillant de détails savoureux…
VOIR AUSSI
- Sur le site de « Fer et Savoir-Faire », un récit de l’abbé Bonnecaze sur ce meurtre.
Écrit peu avant la Révolution – vers 1780 – il relate donc des faits déjà anciens, alors, de plus d’un siècle mais restés très vifs dans la mémoire collective. Ce récit fut publié en 1899-1900 dans Histoire particulière des Villes, Bourgs et Villages principaux du Béarn, par Jean Bonnecaze, prêtre.
- Sur la toile, dans les pages du site de « Bien Vivre à Bruges Capbis Mifaget » [4] :
La mort de l’abbé de Sauvelade où on trouve notamment un plan de l’itinéraire suivi par les assassins depuis la maison Lareu jusqu’à Capbis.
Conjurés, assassins et chasseurs de prime
Parmi les suspects, les trois frères Bartouille, barquiniers, sans travail depuis peu.
En 1663, ou peu avant, Louis d’Incamps avait, en effet, fait reconstruire la forge d’Asson en remplaçant les soufflets en usage jusqu’alors par des trompes .
Les interrogatoires de témoins, parents ou voisins des assassins, nous fournissent cette indication précieuse pour l’histoire des forges de la vallée de l’Ouzom : en 1663, les forgeurs basques qui faisaient fonctionner les forges furent renvoyés et les spécialistes des soufflets, les barquiniers, se retrouvèrent au chômage. Les trois frères Bartouille, barquiniers, d’Asson étaient parmi les seize inculpés. L’épouse de l’un d’entre eux explique, dans son interrogatoire : « il [son mari, l’ainé des frères Bartouille] dit qu’il s’en allait en Espagne, vers les forges de Biesque ou Riesques [5], pour y travailler quelque chose, le sieur de Loubie [6]ne lui donnant plus de l’emploi depuis qu’il se servait des trompes au lieu de soufflets » [7].
Les rapports des commissaires, les compte-rendus des interrogatoires interrogatoires et des enquêtes ont été transcrits par l’abbé Bonnecaze. On y trouve des descriptions « horrifiques » du meurtre, des portraits « hauts en couleurs » des suspects, des récits de fuite en Espagne, de multiples considérations sur les tavernes et sur ceux qui les fréquentaient… Une compilation un peu touffue de documents dont on pourrait tirer tous les éléments d’un western béarnais.
Un exemple, extrait du témoignage de Jean Penin, dit Cruquet, qui décrit ainsi Joandet de Lareu rencontré auprès de sa maison, muni de « deux fusils sous l’essaille (l’aisselle) et d’un mousqueton sur l’aube (la tunique) et de deux pistolets à la ceinture ». Il n’y manque pas les chasseurs de primes rétribués par Madame de Tournemire, belle-sœur de l’abbé assassiné, lancés sur les traces de Joandet dans les vallées espagnoles…
Ces rapports écrits dans la langue judiciaire du dix-septième siècle sont à lire en savourant tous les termes et en s’imaginant dans ce Béarn profond des temps anciens, où chacun avait quelque chose à dire sur tout le monde…
La lecture du document de la Bibliothèque nationale de France (site Gallica) peut se faire en ligne, en faisant défiler les pages. Il est toutefois plus agréable de télécharger le numéro 46 (de 1923) du Bulletin de la société des sciences, arts et lettres de Pau dans son entier (en format .pdf). AUSSI
L’enquête de Christian Desplat.
Un abbé tué sur commande
Le point de vue moderne de Christian Desplat est bien résumé dans son entretien avec Gwenaël Badets du journal Sud-Ouest publié le 15/07/2010 dans la série « les archives du crime ».
Le 25 octobre 1663, Jacques de Boyer, abbé de Sauvelade, est sauvagement assassiné par seize hommes en armes, à Capbis. L’affaire fait grand bruit. Au point de donner naissance à un dicton, encore utilisé en Béarn à la veille de la Première Guerre Mondiale : « S’en parle autant coum la mourt de Saubalade ». (« On en parle autant que de la mort de Sauvelade »)
Il faut dire que ce meurtre d’un homme d’Église est d’une rare brutalité. Le prêtre est tué au fusil, à bout portant, et massacré à la hache. Les assaillants épargnent le domestique de l’abbé, mais exécutent également son aumônier. Le tout sans se dissimuler, bien au contraire.
Car ce meurtre n’est pas un crime sacrilège : ce n’est pas en tant que prêtre que Boyer a été mis à mort. Mais pour avoir froissé les intérêts pastoraux en transformant des pâturages avoisinants en champs. Telle est la conclusion à laquelle est parvenu l’historien Christian Desplat, qui a mené sur cette affaire une véritable enquête policière de terrain, près de 350 ans après les faits.
Crime économique
« Moi aussi, j’ai d’abord émis l’hypothèse qu’il s’agissait d’un crime sacrilège. Mais il est en fait économique et politique », estime l’historien. « Il était prémédité, assumé et même encouragé par les élites pastorales. Les assassins étaient mandatés par plusieurs villages ». À commencer par Bruges, Asson et Louvie-Juzon.
La faute de l’abbé : avoir prétendu faire valoir les droits de l’abbaye de Sauvelade sur la « grange » de Capbis. Jusque-là, ces terres étaient délaissées par l’Église – si bien que les bergers des environs avaient pris l’habitude de les utiliser librement pour le pacage de leurs bestiaux.
Arrive alors l’abbé. « Il est venu pour mettre en valeur, par la culture, cette grange cistercienne. Il fait creuser des fossés, poser des clôtures… Pour les bergers, ç’a été « Lucky Luke : des barbelés dans la prairie ».
Pour étonnante qu’elle soit dans la bouche d’un universitaire, la métaphore sauce western est loin d’être déplacée. Car l’histoire en a tous les ingrédients. L’expédition des hommes de main, le massacre à l’arme à feu, les chasseurs de prime lancés par la famille du défunt aux trousses des assassins… Et même un trésor disparu : « La légende veut que l’argenterie de l’abbé soit toujours cachée quelque part dans la montagne », sourit Christian Desplat.
Lui-même est allé sur le terrain, au plus près des lieux du drame, pour en exhumer les ressorts. C’est d’ailleurs en se rendant sur le site de la grange, dont il ne reste plus rien, qu’il a compris les motivations économiques du crime. « Aujourd’hui encore, des bergers de Bielle mettent leur troupeau ici l’hiver. Ce qui montre d’ailleurs que le pastoralisme a fini par triompher. »
Et c’est en reconstituant l’itinéraire des tueurs qu’il a mis au jour la portée politique de leur geste. Cet itinéraire commence à l’auberge Lareu, à Arthez-d’Asson, d’où sont partis les seize sicaires (le bâtiment existe toujours). Le « malheureux » Joandet de Lareu, maître des lieux, est d’ailleurs le seul à avoir été attrapé et puni pour le meurtre : on l’a rompu vif sur la roue. Pour les autres, dont certains se sont réfugiés en Espagne, les magistrats palois, économiquement liés au pastoralisme, ont su ne pas trop faire de zèle.
Pacte symbolique
« En reconstituant cet itinéraire d’Arthez-d’Asson à Capbis, je me suis aperçu que pour arriver à temps, les tueurs étaient passés par la montagne – un vieux m’a montré la route empruntée autrefois. C’est-à-dire que les assassins ont scellé leur pacte sur un territoire communautaire, pour montrer, de façon symbolique, qu’ils allaient rétablir le caractère communautaire en bas », avance l’historien.
L’extrême violence mise en œuvre est, aussi, un message : « En répandant le sang de l’abbé, et en vertu des croyances de l’époque, ils ne lui laissent pas le temps de se préparer à mourir. Et le privent donc de salut. Ils ont voulu qu’il aille en enfer. Alors qu’avec leurs armes, ils auraient très bien pu l’abattre à distance », analyse Christian Desplat.
Le fait qu’ils violent sa maison est un autre « un message », estime-t-il : « Dans la civilisation pyrénéenne, c’est extrêmement grave. Aussi grave que de violer la fille de la maison », compare Christian Desplat.
Parmi ceux qui avaient un mobile : les bergers, donc ; mais aussi les « barquiniers », ces ouvriers hyperspécialisés du monde de la forge, mis au chômage par une révolution technologique – le passage, à Asson, de la forge « à soufflets » à la forge dite « catalane ». « On peut se demander s’il a vraiment été tué pour quelques arpents seulement, reconnaît Christian Desplat. Mais quelques arpents, c’est vital, dans cette société toujours à la limite de la catastrophe alimentaire. » De là à plaider l’état de nécessité…
Un dernier mystère
Avec autant de forces déployées contre lui, la mécanique qui a amené la mort de l’abbé, telle que démontée par Christian Desplat, apparaît implacable. Au-delà du faits divers, l’épisode est passionnant pour l’historien, en ce qu’il rassemble des éléments vitaux du monde pyrénéen : le rôle de la maison, la relation entre l’agriculture et le pastoralisme, les terres communautaires… « C’est pour cela que cette histoire résonne encore aujourd’hui », estime Christian Desplat
Mais il demeure un mystère, pour lequel l’historien lance un « appel au peuple » : « À l’époque, quand on prononçait une condamnation à mort pour sacrilège, on gravait l’arrêt sur une plaque de cuivre. Or, on a des témoignages attestant que cette plaque existait encore à la veille de la Guerre de 14. Mais depuis, on en a perdu toute trace… »
Pour l’historien, qui avait ouvert un dossier sur ce « cold case » avant de lui consacrer un livre pour finalement résoudre l’énigme, c’est la dernière pièce qui manque au puzzle.
Notes
[1] J.-B. Laborde. « La maison Lareu d’Asson. Une nourrice d’Henri IV. L’assassinat de l’abbé de Sauvelade ». Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Pau, deuxième série, tome 23, 1923, p. 81 et sq.
[2] Arch. dép. des Pyrénées-Atlantiques.
[3] Christian Desplat. Le crime des seize, la mourt de l’abbé de Sauvelade, 2001, Pau, Édition Cairn.
[4] L’association « Bien Vivre à Bruges Capbis Mifaget » vous invite à découvrir les trois villages et à partager ses centres d’intérêt et ses activités.
[5] Probablement : Biescas, en vallée de Tena, prov. de Huesca, Espagne.
[6] En 1663, le « sieur de Louvie » est Louis d’Incamps.
[7] Abbé Bonnecaze, « Variétés béarnaises. Précis des transports et informations faites sur l’assassinat et la mort du sieur de Bouyer, prêtre, abbé de Saubalade », Bulletin de la société ses sciences, arts et lettres de Pau, IIe série, tome 34, 1906. p. 34
Voir aussi
L’article de J.-B. Laborde (1930). La mine de fer de Baburet et les forges de la vallée de l’Ouzom.
10 août 2014. Émile Pujolle